Vous êtes de nationalité grecque. Comment êtes-vous devenu un écrivain français ?
On me demande souvent pourquoi j’ai choisi d’apprendre le français. Mais il n’y a eu absolument aucun choix de ma part, seulement une série d’accidents. À dix-sept ans, j’ai obtenu une bourse pour venir en France à l’école de journalisme de Lille. Pendant ces quelques années passées à Lille, j’ai détesté la France et c’est pour cela que, paradoxalement, j’ai bien appris le français. Je voulais absolument réussir mes examens pour quitter ce pays au plus vite. Mais, pour quelqu’un comme moi qui rêve depuis l’âge de dix ans d’écrire des romans, l’apprentissage d’une nouvelle langue a eu un effet de séduction évident. J’ai ressenti la dimension de jeu qui existe dans l’utilisation d’une langue étrangère. J’ai vite ressenti l’ambiguïté de la démarche. J’apprends le français pour le fuir et, en même temps, le fait de l’apprendre me donne immédiatement envie d’écrire des petites choses en français. Je rentre en Grèce et c’est le coup d’État des colonels en 1957. Je quitte alors la Grèce et vient m’installer à Paris. J’épouse une Française. Je travaille comme journaliste. J’écris du matin au soir. Le français est ma langue à la maison comme au travail. Et puis arrive Mai 68 ; je me trouve en France dans un moment d’effervescence, de liberté, de création très différent du climat grec de l’époque. C’est donc tout naturellement que j’ai écrit mes premiers livres en français. Je ne m’en suis même pas aperçu. ça ne pouvait pas paraitre en Grèce et le français était devenu entre temps ma langue de tous les jours. Écrire en français me donnait le sentiment d’une grande liberté.
Vos œuvres existent en grec et en français. Comment s’effectue le passage d’une langue à l’autre ?
Après trois romans et un essai écrits en français, dans lesquels la Grèce n’avait aucune place, ma langue maternelle a commencé à me manquer. Je me suis rendu compte qu’il y avait un problème et qu’il faudrait revenir au grec pour le régler. Entre l’époque où j’ai quitté la Grèce et l’époque où j’ai retrouvé le grec, la langue avait évolué. La langue enregistre tout ; elle s’était sclérosée pendant la période de la dictature, après, il y a eu une sorte d’explosion linguistique avec l’apparition d’un tas de néologismes, etc. J’ai dû réapprendre un peu le grec pour écrire en grec. Cela a abouti à un roman, Talgo, écrit en grec. Ce livre, je l’ai traduit en français. Dans ce cas, il s’agissait d’une vraie traduction ; pour les autres livres, le changement de langue intervient avant la version définitive dans l’une et l’autre langue. J’écris une première version. Dès que le livre existe, mais qu’il n’est pas encore abouti dans la première langue, je prolonge le travail d’écriture en effectuant une révision de la première version à travers une nouvelle langue. Je récupère alors toutes les améliorations apportées par cette fausse traduction pour corriger la première version. On pourrait dire qu’il n’y a pas de version originale. La version définitive du texte apparait dans la seconde langue. Il s’établit ainsi avant la publication un dialogue entre les deux langues. Quand Nabokov était aux États-Unis, il ne pouvait écrire qu’en anglais, il n’avait plus contact avec le russe parlé quotidiennement. C’est plus difficile de garder l’équilibre entre deux langues comme l’a très bien fait Beckett. En ce qui me concerne j’ai un contact permanent avec les deux langues et je trouve cela profitable pour la littérature.
Vous racontez dans Les Mots étrangers comment vous avez appris le sango. Pourquoi avez-vous choisi cette langue ?
Pourquoi ai-je eu l’idée d’apprendre une langue africaine alors que je ne connaissais rien de l’Afrique, c’est étrange… Je ne peux faire que des suppositions. Dès le départ, je crois que c’était une idée de roman. Je remplaçais une héroïne qui serait venu s’installer chez moi par une langue africaine. Et puis l’apprentissage d’une langue me renvoyait à l’époque où j’ai appris le français, le grec aussi. On redevient un peu un enfant quand on apprend une langue ; je ressentais une naïveté retrouvée, un sentiment de jeu. Tous les livres sont le produit d’un dialogue avec le dictionnaire. On se dit qu’est-ce que ça va donner ce changement de dictionnaire ? C’est une manière de prendre l’air. J’avais besoin d’une découverte, d’un renouvellement. Et puis mon père venait de mourir et les mots de sango que je retenais le plus facilement avaient un rapport avec la mort. Je me suis dit qu’il fallait peut-être passer par une langue exotique pour parler de ce deuil d’une manière un peu… détendue. Je ne peux pas dire que c’est pour une raison précise, ça non ! Ce qui m’intéresse ce ne sont pas les langues, c’est le roman et j’ai trouvé que c’était une idée romanesque formidable.
Ce roman est devenu initiatique puisqu’en partant de la langue, vous faites bien d’autres découvertes…
Une langue est plus intelligente que ses locuteurs pris individuellement. Elle a une meilleure mémoire, elle véhicule une culture, une histoire, un pays. Une langue c’est une foule. Si la langue est une jeune fille qui s’installe chez vous, au bout d’un moment on a envie de connaitre sa famille, son pays, de savoir à quoi correspondent les mots qu’on a appris, de connaitre leur musique… On ne s’éloigne pas de sa langue maternelle quand on apprend une nouvelle langue au contraire, on lui découvre des aspects insoupçonnés. En s’ouvrant à une autre langue, on voit que ce qui paraissait naturel dans la sienne ne l’était pas tant que ça. Par exemple, en français on met la négation tout près du verbe alors qu’en sango elle est placée à la fin de la phrase. En sango, on présente les choses de façon positive pour les annuler ensuite. L’apprentissage d’une troisième langue consolide celui des deux autres et ainsi de suite.
Sur quoi ont débouché vos voyages en Centrafrique ?
Le livre a eu un aboutissement particulièrement heureux. Le sango n’est pas enseigné dans les écoles ce qui est une aberration. L’enseignement se fait en français, tandis que le sango est une langue délaissée et méprisée par les élites. Les écrivains s’expriment en français ; ils n’ont par conséquent aucun moyen de communication avec la population qui ne parle que sango. J’ai proposé aux écrivains que nous travaillons ensemble sur un recueil de nouvelles écrites en français et traduites par eux-mêmes dans leur langue maternelle. L’entreprise a été financée par l’Alliance française de Bangui et elle a vu le jour. Le livre est sorti1. C’était la première fois qu’une œuvre littéraire paraissait en sango et en français. C’est pour le pays un évènement culturel considérable, d’autant plus que le sango est le seul élément commun à la vingtaine d’ethnies du pays qui parlent toutes des langues différentes. D’autres pays africains pourraient suivre cet exemple. On fait du tort aux langues quand on les impose, en revanche quand elles s’ouvrent au dialogue avec les autres langues, elles jouent pleinement leur rôle. Voilà comment une histoire née de l’imagination connait une suite dans la vie réelle.
Comment apprend-on une langue ?
Tous les analphabètes du monde parlent leur langue, mais ils ne la connaissent pas. Ils peuvent dire des choses élémentaires. On ne peut pas dire qu’on connait une langue si on ne l’a pas vraiment étudiée et on n’a jamais fini d’apprendre une langue. Mon domaine ce n’est pas l’enseignement c’est l’imagination et je pense que l’imagination joue un rôle fondamental dans l’apprentissage des langues. Moi je suis très pressé de les utiliser tout de suite pour inventer quelque chose dans la langue. L’école m’a ennuyé parce que je la considérais comme un frein à l’imagination et pas comme un stimulant qui pousse les gens à s’exprimer. Ce que je recherche dans la langue c’est ma liberté. Dès que j’ai ouvert le dictionnaire de sango, j’ai commencé à faire des phrases. Je vous donne quinze mots dans une nouvelle langue, je vous explique un peu son système et je vous demande de faire cinquante phrases. Si on vous met un ballon entre les mains, vous n’allez pas passer votre temps à le peser, à l’analyser, vous avez envie de jouer tout de suite avec. Les grammairiens ne sont pas des romanciers... Mais il n’y a pas de mots, de dictionnaires de littérature sans imagination ! L’école est très utile pour connaitre les rudiments de la langue. Ce qui est indispensable pour apprendre une langue c’est d’avoir un projet personnel. Ce qui m’intéresse, c’est la langue orale. À mes débuts, j’avais un magnétophone et je passais mes journées à enregistrer des conversations au marché, au café, à la poste, près des cabines téléphoniques. Mon, premier roman est en partie le fruit de ces enregistrements. Le premier chapitre de mon premier livre est fait de dialogues entendus dans un café. J’ai gardé un côté assez simple dans l’expression qui est en même temps conforme à la tradition littéraire grecque.
Vous venez de recevoir le prix de l’Académie française…
Pendant longtemps il y a eu une tendance à sous-estimer la littérature écrite en français par des étrangers. Ce sentiment perdure. Le mot même de francophonie est très ambigu ; il est chargé de connotations condescendantes ou exotiques. Je ne suis pas francophone mais hellénophone. Je n’ai que la nationalité grecque et je suis écrivain de langue française et de langue grecque. En 1995, j’ai eu le prix Médicis pour Les Mots étrangers et Makhine a eu le prix Goncourt pour Le Testament français. Deux étrangers qui n’avaient rien à voir avec la colonisation ont attiré l’attention du public. Je pense que ces distinctions ont contribué à faire évoluer les mentalités. L’an dernier il y a eu un palmarès groupé d’écrivains étrangers à l’occasion des prix littéraires. Les étrangers qui utilisent une langue qui n’est pas la leur y introduisent une musique, un ton un peu différent ; c’est excellent pour la langue.
Propos recueillis par François Pradal et Françoise Ploquin
Note
1. Paroles du cœur de l’Afrique, éditions du Jasmin dirigées par Saad Bouri. |