EDUCATEUR ET FORMATEUR VIRTUELS

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Les bons usages de la langue



Pour la langue parlée, Claire Blanche-Benveniste déplore l’absence d’une collecte sérieuse de corpus oraux qui permettrait d’établir une grammaire de la langue vivante d’aujourd’hui. Pour la langue écrite à enseigner à des étrangers, elle part des enseignements fournis par l’expérience Eurom 41 et propose des moyens simples pour faciliter l’accès au sens à l’usage des débutants qui apprennent le français.

Novembre-décembre 2007 - N°354



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Les grammaires décrivent la langue écrite. Or un individu est considéré comme « parlant bien» même s’il ne respecte pas toutes les normes de l’écrit. Comment les enseignants peuvent-ils enseigner le bon usage de la langue parlée ?

L’idéal serait de pouvoir fournir aux professeurs un corpus de productions de langue parlée qui leur serve de modèles. Malheureusement il en existe très peu de disponibles en français. Pour pouvoir observer la langue qui se parle véritablement, il est nécessaire de disposer d’un corpus d’enregistrements et de transcriptions fiables. Mais pour travailler correctement, on doit disposer de données d’envergure.

Pourquoi ne dispose-t-on pas d’un corpus sérieux du français parlé ?

Les grandes collectes d’enregistrements sont longues à établir et couteuses, lorsqu’elles sont sérieusement faites. Elles réunissent un échantillonnage très varié avec toutes sortes de prises de parole publiques, professionnelles, privées, familières... Ces collectes existent en anglais, en portugais, en allemand, en italien, en espagnol, en néerlandais, en suédois... mais pas en français ! Les Néerlandais estiment que dans cette opération un mot coute un euro, et qu’il est nécessaire de se fixer un objectif d’à peu près dix millions de mots ! Le Groupe aixois de Recherche en syntaxe a réalisé un tout petit corpus dans les années 1990, avec peu d’argent. Il est insuffisant et n’est pas disponible publiquement.

Comment réalise-t-on ce type de corpus ?

On procède par enquêtes et les possibilités techniques actuelles permettent de stocker tout ce qui parait intéressant (extraits ou textes longs). La difficulté apparait plutôt au stade de la transcription. C’est la phase qui coute le plus cher. Pour être utilisables, les enregistrements doivent être transcrits de façon rigoureuse. C’est un travail difficile car, lorsqu’on écoute sa langue maternelle, on procède à une reconstruction de toutes les approximations. Écouter vraiment demande une discipline contraignante. Cet exercice de décryptage est long et requiert des exécutants bien entrainés... ce qui coute cher. Un bon transcripteur doit être attentif au découpage des mots, aux silences, au timbre des voyelles... La collecte de langue parlée est un travail difficile et passionnant parce qu’il restitue la langue vivante qui se parle couramment aujourd’hui. La France n’a pas investi un budget suffisant pour que nous disposions d’un corpus utilisable. Peut-être ce corpus verra-t-il le jour grâce à des fonds européens…

Lorsqu’on dispose du corpus, on peut établir une grammaire ?

Lorsqu’on dispose de transcriptions, on peut établir une grammaire. Après l’enquête et la transcription vient l’exploitation. Les Anglais ont établi de cette façon une superbe grammaire qui décrit la réalité de nombreux usages de leur langue2. Reposant sur la collecte et grâce aux facilités offertes par l’informatique, le corpus permet de répondre à toutes les questions d’ordre grammatical : quand emploie-t-on telle préposition ? Après quel verbe ? Dans quel type de langage (familier, professionnel...) cette expression est-elle utilisée ? Etc. (voir encadré page suivante). Sur les petits corpus dont nous disposons, nous établissons quand même des « concordanciers » qui montrent la concordance entre un élément et son entourage. Par exemple, quand on emploie en ce qui Concerne ou le fait que, je dispose de toute une liste d’emplois en contexte. Je peux aussi étudier sérieusement la répartition entre il y aura (qui met les énoncés à distance) et il va y avoir, entre on fera et on va faire. Il est facile de savoir dans quel cas et après quels verbes les Français emploient le subjonctif. Des façons de parler propres à l’oral du genre quoi comme peuvent être mesurées dans leur utilisation et leur fréquence d’emploi. Dans des phrases telles que « tu prends quoi comme dessert ? », quoi comme remplace quel. La structure dissociée est très fréquente ; elle est propre au langage courant familier mais ne se trouve pas dans le langage public ou professionnel. Nous pouvons le savoir car, dans la collecte, les prises de parole sont classées et renvoient à des types de situations et de locuteurs. Il vaut mieux savoir qui parle et si c’est un avocat, s’il parle en public, en privé ou s’il parle de son métier. En effet, nous avons découvert que lorsque les gens parlent de leur profession, ils utilisent le langage de leur métier ; on le vérifie jusque dans les tournures grammaticales. Par exemple dans un enregistrement, une secrétaire comptable dit quelque chose comme « nous inscrivons cela dans nos registres, lesquels registres sont vérifiés tous les mois » ; elle emploie des tournures professionnelles pour parler de son métier.

Comment enseigner la langue parlée aux étudiants étrangers ?

L’enfant apprend de façon spontanée, mais dans les conditions d’apprentissage qui sont celles d’un enseignant face à des élèves ce n’est plus possible. Il est donc nécessaire d’enseigner un français surveillé, exemplaire en quelque sorte. On ne peut devenir familier avec une langue que quand on la connait bien. Quelqu’un qui n’a pas la bonne intonation et emploie des tournures très familières est vite ridicule. Par ailleurs, le langage spontané est difficile, il utilise énormément de raccourcis, procède par allusions, emploie un vocabulaire spécifique. C’est vrai pour toutes les langues mais en particulier en français où l’on trouve beaucoup de confusions possibles dues à la prononciation : « désastre » se confond avec « des astres », « je parle vendredi » avec « je pars le vendredi », etc. Les prononciations rapides sont aussi très gênantes. L’étranger doit les comprendre mais ne pas les produire avant de très bien maitriser la langue. Il doit comprendre que [paskɘ] est le raccourci de [paʀsɘkɘ], [kɛkʃoz] pour [kɛlkɘʃoz], [kat] pour [katʀ], etc. Mais on doit lui apprendre « il n’y en a pas » et non « y’en a pas ».

Existe-t-il des modèles à donner en exemple aux élèves français ou étrangers ?

Nous manquons de bons modèles de français parlé. Quand j’interroge les instituteurs, ils avouent ne pas en connaitre non plus. Les présentateurs de radio ou de télévision représentent un certain standard de la langue, mais ils sont dans une situation très différente des étrangers qui apprennent le français. Je souhaiterais qu’il s’agisse plutôt de quelqu’un qui prenne la parole pour expliquer quelque chose. On trouve de bons exemples de spécialistes (et surtout parmi les scientifiques) dans les conférences de l’Université de tous les savoirs3. Pour moi, un locuteur exemplaire sait commencer ses phrases sans les scories habituelles (du type « Bon, ben, moi je... ») ; il sait les boucler ; il ne se ralentit pas par trop d’hésitations (mais quelques-unes sont normales) ; il est exempt de vulgarités, en revanche il peut commettre toutes les banales infractions à la langue dans les négations ou les interrogations par exemple. À table, il dira sans doute : « Vous préférez quoi comme dessert ? », mais dans l’exercice de son métier, il dira vraisemblablement : « Quelle solution choisissez-vous ? » Tout dépend de la situation.

Le maitre peut-il servir de modèle pour ses élèves ?

Non, on ne peut pas être un modèle sans y avoir été entrainé. Un maitre devrait avoir à sa disposition au moins une dizaine de discours exemplaires d’une minute qui lui permettraient de s’entrainer. Il pourrait décider de ce qui est l’exemplarité pour lui. Il serait bon que lucidement et volontairement, il se constitue des modèles pour lui-même et pour sa classe. Des voix de femmes et d’hommes qui aient une prononciation limpide, qui ne fassent pas disparaitre de syllabes, qui évitent les parenthèses et ne donnent pas lieu à trop d’hésitations. Il faut que ce soit beau, qu’on ait envie d’imiter ce modèle et que l’enseignant puisse dire : « Si tous mes élèves parlaient comme cela je serais content. » Je pose souvent cette question aux instituteurs : « Comment voulez-vous que vos élèves écrivent ? Quel est le modèle ? Voulez-vous qu’ils écrivent comme Le Monde, comme Proust, comme Marie-Claire ? » Si les maitres fournissaient vingt modèles d’une page de français écrit, ce serait très utile aussi bien pour l’enseignement de la langue maternelle que pour celui de la langue étrangère. Vers 1880, quand on a publié les textes pour l’enseignement de la rédaction à l’école, les maitres ont eu le courage d’écrire des textes modèles pour la rédaction.

Comment sensibiliser les élèves à l’organisation de la langue sans les accabler de termes grammaticaux ?

Les psycholinguistes ont observé depuis longtemps que la disposition syntaxique « SVO » (sujet/verbe/objet) facilite considérablement le déchiffrage des débutants. Nous avons fait la même expérience lors du projet Eurom 4. La notion de sujet à été abordée de façon intuitive à partir de la notion scolaire. Dans le cas des langues romanes, le il impersonnel du français a constitué une réelle difficulté pour les natifs des autres langues. Habitués à la suite SVO, les élèves s’interrogeaient sur l’identité de l’agent dans « Il pleut » par exemple. La notion de verbe présente certaines difficultés dans une phrase comme « Le président a été traité de marionnette », où un étranger distingue normalement trois verbes. Nous avons choisi de désigner le verbe tête traiter par un grand « V », les autres sont notés par des petits « v ». On n’explique rien, on ne parle pas d’auxiliaire et on utilise une représentation facile : [Le président] [a été traité] [de marionnette] S v v V O La notion d’objet a été traitée de façon très large et très souple. Nous étiquetons « O » tous les compléments dont l’absence rendrait impossible l’emploi du verbe. La désignation « O » couvre à la fois les compléments d’objet directs ou indirects, les attributs, les compléments de temps, de lieu ou de manière. Lorsque le verbe est accom- pagné de plusieurs compléments, nous les numérotons selon leur ordre d’apparition : [Ils] [invitaient] [des dissidents] S V O1 [à des réunions diplomatiques] O2 Ces trois éléments sont indispensables et l’expérience montre qu’ils sont suffisants pour une approche avec des débutants. L’idée est de simplifier au maximum le métalangage en utilisant, comme c’est le cas ici, des indices répandus et connus au plan international. Une telle démarche mise sur l’intuition, ne se perd pas en raffinements et évite les discussions relatives aux classifications.

Comment créer une véritable progression dans l’apprentissage de la syntaxe ?

Saisir le groupe « SVO » permet de commencer à faire des hypothèses sur le sens. Ce qui parait complexe du point de vue de la syntaxe est dû la plupart du temps à la difficulté de repérage de ce groupe. Les sujets inversés, les subordonnées anté posées, les verbes à la voix passive, dérangent cet ordre et provoquent un obscurcissement du sens. Les obstacles sont les mêmes pour un mauvais lecteur ou auditeur dans sa langue maternelle que pour un débutant dans une langue étrangère. L’obstacle le plus important pour la compréhension réside dans la présence de parenthèses ou d’incises qui interrompent la continuité des constituants « SVO ». Dans sa langue maternelle, on établit assez facilement une hiérarchie entre les strates du discours, les étrangers en revanche ont du mal à opérer ce repérage. Il faut les y aider. Tout ce qui s’insère avant ou entre S et V ou entre V et O crée la panique ; il faut enlever ces pièces rapportées. En partant d’un article de journal (les textes de journaux sont toujours compliqués !), on peut faciliter la tâche aux apprenants en supprimant dans un premier temps les éléments qui empêchent de distinguer la structure fondamentale des phrases. La technique consiste à appauvrir le texte, puis à l’enrichir petit à petit, pour retrouver le texte initial (voir encadré ci-dessus). Les enrichissements doivent être faits de façon systématique et méthodique si on veut aider à la découverte du sens. Cette opération s’effectue sans métalangage. Ceux qui procèdent à la réduction puis à l’enrichissement doivent connaitre la grammaire et savoir comment s’y prendre. Mais ceux qui apprennent n’ont besoin d’aucune connaissance spécifique. L’important est que cela paraisse facile à ceux qui découvrent progressivement le sens4.

Propos recueillis par FRANÇOISE PLOQUIN auprès de CLAIRE BLANCHE-BENVENISTE (Université de Provence et École Pratique des Hautes études à Paris)



Notes
1. Le projet consistait à apprendre à lire à des adultes dans trois langues romanes, à partir de celle qui était leur langue maternelle. Les langues étaient le portugais de Lisbonne, l’espagnol, l’italien et le français. Les textes étaient des articles de presse d’abord d’une dizaine de lignes et, à la fin de 30 h de cours, de 150 lignes.
2. Longman Grammar of Spoken and Written English, D. Biber, S. Johansson, G. Leech, S. Conrad, E. Finegan, Éd. Longman, 1999.
3. www.canal-u.education.fr
4. Ces thèmes et plusieurs autres sont développés par C. Blanche-Benveniste dans : « Corpus de langue parlée et description grammaticale de la langue », in Langage et société (à paraitre) et « Proposition pour une progression dans la complexité syntaxique », in Actes du colloque GISCEL, Viterbo, 2006 (à paraitre).


18/08/2008
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